Vol de corbeaux au-dessus de nids de mulots à Etain-Rouvres en Lorraine
Nous sommes dans le début des années 80. Je suis lieutenant au 3ème régiment d’hélicoptères de combat (3RHC) et mon régiment partageait avec le 94ème régiment d’infanterie (94 RI) une énorme base construite et adaptée pour l’US Air Force. Elle a été fermée en mars 1966, suite à la volonté du général de Gaulle de quitter le commandement intégré de l’OTAN. En son temps, cette base US hébergeait plus de 4000 Gi’s. En 1980, cette infrastructure aéronautique était surdimensionnée pour nos deux régiments français. Donc beaucoup de bâtiments sont à l’abandon depuis 1966, mais petit à petit ils sont réoccupés, ayant besoin d’espace, c’est le cas de notre régiment d’hélicoptères à sa création en 1977. En 1981, la réhabilitation de certains de ces bâtiments abandonnés et attribués au 3 RHC se fait un peu attendre.
Si bien que la cohabitation avec les fantassins n’est pas toujours facile, en effet étant locataires depuis plus longtemps que le 3, le 94 occupe les meilleurs bâtiments. Seules les installations aéronautiques de cette base ne sont pas disputées évidemment, elles ont été utilisées par une petite unité ALAT dissoute au profit du 3ème RHC, à savoir le GALDIV 4.
Les deux chefs de corps se saluent aimablement mais par exemple au mess les états-majors ne mangent pas ensemble, de plus, le chef de corps de 94 est institutionnellement commandant de la base et décide de l’affectation des bâtiments. Bien sûr il veille jalousement sur ses prérogatives et son petit pré carré.
Au niveau des sous-officiers l’entente au point de rencontre du mess est cordiale et aimable sans plus.
Chez les officiers la courtoisie est de mise mais la température de leurs relations tend plutôt vers le tiède.
Sur la base, il s’en suivait un climat général assez particulier.
Pour donner un exemple concret, les fantassins nous affublaient du titre de « corbeaux » auquel nous leur répliquions par celui de « mulots » . Le qualificatif de corbeau n’était pas très gratifiant car particulièrement en hiver; on voyait ces oiseaux noirs se déplacer bruyamment en groupe au dessus de la froide plaine de la Woëvre pour rejoindre les grands platanes du bord de route pour y passer la nuit. Quant aux mulots ils grouillaient partout sur la base car ils nichaient à proximité des conduits de chauffage collectif qui relie la chaufferie centrale aux bâtiments de la base en bien sûr facilitant leur multiplication. Là dans relatif confort, ils y élevaient tous une nombreuse progéniture.
Mais ce n’est pas tout en effet, les sujets de discussion ou de discorde portaient aussi sur la différence de traitement entre les fantassins et les personnels navigants touchant la solde à l’air, ou encore les heures de vol accumulées comme autant de bonifications d’annuités pour la retraite militaire etc….
Afin de concrétiser ce que j’écris, un jour en arrivant au mess pour le repas de midi en salle des officiers subalternes; nous remarquons tout de suite que les lieutenants du 94 RI ont dressé une grande table sur laquelle on venait de leur servir le dessert. Ils sont en tenue de combat et portent tous à la ceinture leur masque respiratoire NBC (Nucléaire, Biologique, Chimique). Pas d’inquiétude particulière on se dit qu’ils vont partir en manip. Mais , au moment où presque tous les Alatman sont installés à table, sur ordre de leur président, un lieutenant écrase au sol une cartouche de gaz lacrymogène. Puis ils enfilent paisiblement leur masque et se rassoient. Panique chez les autres consommateurs qui sortent tous dehors en pleurant et pour certains en emportant leur assiette.
Alors inutile de dire que le président des lieutenants du 94 fut convoqué par son colonel et peut-être puni après la plainte de son homologue de l’ALAT.
A compter de ce jour les relations entre les mulots et les corbeaux s’en trouvèrent refroidies durablement !
Et puis un jour les mulots sont partis vers Sissonne laissant aux corbeaux la sérénité du ciel lorrain !
Jean-charles Alléonard